40.
Le précieux document
Entrer dans les ténèbres demandait un temps d’adaptation.
Matt avait reçu l’autorisation d’assister à l’approche de Hénok depuis le pont principal. Ils avaient changé de cap au dernier moment pour quitter le bras le plus large du fleuve afin de s’engager sur un bras secondaire, entre les branches basses en direction d’un pic escarpé.
La rivière s’enfonçait dans une grotte aux proportions démesurées, le Charon pivota pour suivre le coude naturel pendant que les matelots couraient allumer les lanternes. Soudain, les parois s’écartèrent et Matt se crut face à un trésor titanesque, dont l’or reflétait leurs propres lumières.
Ses yeux s’habituèrent et les joyaux brillant de mille feux devinrent flammes et feux, les coffres prirent des contours plus nets, et une ville construite sous la montagne se profila.
Durant sa croisière forcée, Matt avait appris à connaître les personnalités les plus importantes du bord. Bien sûr le conseiller spirituel, mais également le capitaine, et surtout son second, le chef de la sécurité, un certain Roger. C’était lui qui veillait le plus souvent à ce que Matt ne puisse rien tenter. Il commandait les soldats et son regard trahissait la méfiance qu’il entretenait pour les Pans.
Curieusement, ni le conseiller spirituel ni Roger n’étaient en vue. C’était pourtant une manœuvre cruciale, Matt supposait qu’ils débarqueraient en ville, et leur absence le titillait.
Et s’ils s’en prenaient à Plume maintenant qu’ils touchaient au but ?
Non, ils n’oseraient pas… elle est leur garantie que je vais sagement attendre qu’on me dise quoi faire, que je vais répondre à toutes les questions, la supprimer serait stupide !
Et si le conseiller était cruel, il n’était pas idiot.
Matt étudia le garde chargé de sa surveillance. L’homme était tout absorbé par la contemplation de la ville.
Discrètement, l’adolescent s’approcha de la porte conduisant aux cabines sous la dunette arrière et se coula sans un bruit à l’intérieur.
Sa survie dépendant en grande partie de sa capacité à anticiper les faits et gestes de l’ennemi, plus il en saurait sur le conseiller, plus il pourrait tenir dans ses mensonges et ainsi gagner du temps.
Il n’avait plus reçu de réponse du hibou depuis le premier message et craignait que ses amis ne soient plus à ses trousses. Que ferait-il si c’était le cas ? Et comment pénétrer dans cette grotte et la ville ? Sa libération lui semblait de plus en plus compromise.
Il ne devait compter que sur lui-même.
Saisir la moindre opportunité pour récupérer Plume et fuir le plus loin possible de cet infernal navire.
Matt colla son oreille contre la porte du salon et, comme il n’entendait rien, s’orienta vers les cabines. Des voix provenaient de la chambre du conseiller.
Matt posa un genou sur le plancher et scruta la pièce par le trou de la serrure. Il ne voyait que les manches amples du conseiller.
– … le garçon avec moi, disait-il. La Reine le veut dans les plus brefs délais. Il nous conférera un avantage décisif !
— Pourquoi voulez-vous me débarquer ici dans ce cas ? Je serai plus utile à veiller sur lui !
Matt reconnut la voix immédiatement, il s’agissait bien de Roger, le chef de la sécurité.
— J’ai une mission très importante à te confier, mon cher. Tu vas apporter ceci à la citadelle de la première armée.
Matt se tortilla dans tous les sens pour tenter d’apercevoir ce que le conseiller tenait dans les mains.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Roger.
— La stratégie que nos généraux vont devoir préparer pour la grande invasion. Malronce et ses conseillers militaires ont tout élaboré, et lorsque le signal sera donné, il faudra que nos troupes sachent exactement quoi faire. La première armée va coordonner l’ensemble, apporte ce document au général Golding qui fera suivre à chacune des autres armées. Qu’ils se tiennent prêts.
Matt avait le souffle court.
Une invasion ? De quoi parlait-il ?
— C’est pour bientôt, Conseiller ?
— Tout dépendra de la Reine, mais je pense qu’avec l’enfant que nous lui apportons, nous interviendrons rapidement. Le temps de lever les troupes, et d’acheminer les dernières cargaisons d’armes, je mettrais ma main à couper qu’il n’y aura plus aucun Pan libre d’ici à l’hiver !
Le cœur de Matt tressauta dans sa poitrine. Une guerre ! Contre les Pans ! Les Cyniks préparaient leurs armées pour asservir tous les clans d’enfants !
— Je serai digne de votre confiance, monsieur !
— Conserve ce document comme si ta vie en dépendait. Car c’est le cas.
Il fallait agir, Matt ne pouvait garder une information si capitale pour lui-même. Eden devait en être informée.
Ambre et Toby, j’ai besoin de vous, envoyez-moi votre oiseau maintenant !
La porte du couloir s’ouvrit et quelqu’un entra à toute vitesse.
Ça c’est pour moi !
Matt se précipita vers les latrines mitoyennes à sa cabine et s’y enferma au moment où le conseiller spirituel sortait, alerté par la cavalcade.
Matt prit une profonde inspiration pour se calmer et s’élança.
— Toi ! hurla le garde. Je te cherche partout !
Le regard du conseiller passa de son soldat à l’adolescent, les braises de sa méchanceté s’illuminant au passage.
— Que fais-tu là ? s’écria-t-il.
Matt se para de son expression la plus innocente, chercha à semer la confusion.
— Moi ? Mais… rien, dit-il en désignant les toilettes dans son dos.
Il passa devant la cabine du conseiller et y jeta un coup d’œil furtif. Roger était en retrait, il tenait une boîte en bois similaire à un coffret pour faire brûler de l’encens. Matt ajouta, narquois :
— Je suis désolé, j’ai une toute petite vessie.
Les trois quarts de l’équipage débarquèrent sur le quai blanc, au milieu des tonneaux et des caisses. Constatant que Plume n’y était pas, Matt interpella le conseiller :
— Et ma chienne ?
— Le voyage n’est pas fini, elle reste à bord, mais ne t’en fais pas, tu la rejoindras dès demain. Avance !
Pas moins d’une vingtaine de soldats les encadraient, accompagnés par Roger. Ils investirent une auberge et Matt vit des sourires se profiler sur les visages de ses gardes. Il fut conduit au deuxième étage et enfermé dans une petite chambre où il demeura jusqu’au soir.
Pour le dîner, le conseiller spirituel et lui partagèrent une table ronde dans un angle de la grande salle. Un ragoût de mouton, de pommes de terre et de carottes leur fut servi avec un pichet de vin. Matt préféra ne rien boire et termina son bouillon à la place.
Les soldats colonisaient une bonne partie des lieux, buvant et riant allégrement. Lorsqu’ils furent bien éméchés pour la plupart, le conseiller spirituel poussa Matt :
— C’est l’heure pour toi d’aller dormir. Demain nous nous réveillerons très tôt.
Matt fut reconduit par deux gardes et Roger en personne qui semblait abattu.
Tandis qu’ils montaient les marches, Matt lui demanda :
— Je vous gâche la fête, n’est-ce pas ?
— Ne t’en fais pas pour nous.
— Le conseiller vous a demandé de rester avec moi ? Vous savez, je ne risque pas d’aller bien loin, vous devriez redescendre avec vos amis.
Roger l’attrapa par le col et le plaqua au mur :
— Arrête de nous prendre pour des imbéciles ! Le Conseiller est peut-être tendre avec toi, mais moi je n’ai pas sa patience ! Si tu fais quoi que ce soit qui me dérange cette nuit, je te découpe les oreilles ! Tu as compris ? Je suis certain que, même sans les oreilles, la Reine sera contente de te mettre la main dessus !
Il relâcha la pression et Matt crut recevoir un second coup lorsqu’il croisa Colin dans le couloir. Il tenait une chaînette avec… Tobias ! Ce dernier marchait comme s’il était déprimé ; comprenant aussitôt qu’il s’agissait d’une ruse, Matt ne réagit pas.
Tobias trébucha brusquement et s’effondra contre Matt, les deux adolescents roulèrent au sol et Colin se précipita devant les gardes en jurant.
Profitant de ces quelques secondes, Tobias chuchota dans le cou de son ami :
— Tiens-toi prêt pour cette nuit.
Matt agita les bras pour faire mine de vouloir se relever et de ne pas y parvenir à cause du poids mort qui pesait sur lui :
— Laisse-moi un tout petit peu de temps avant, répondit-il. Faites apporter du vin à la chambre collée à la mienne. Et lancez votre plan en fin de nuit.
— Pousse-toi ! grogna Roger en dégageant Colin avant d’attraper Tobias sous les bras et de le projeter contre le mur. Et toi, débout ! Dépêche-toi !
Matt obtempéra et fut enfermé à clé aussitôt. Il entendit Roger rouspéter en claquant la porte de sa chambre. Les gardes étaient dans le couloir, barrant sa porte.
Impossible de ressortir par là.
Matt attendit un quart d’heure et il perçut des bruits de pas. On toqua à la porte de Roger. Les cloisons, fines, ne retenaient pas les voix :
— Du vin pour vous, fit une femme. De la part de vos camarades en bas.
— Merci. Ne donnez rien aux gardes dans le couloir par contre !
Formidable, le plan fonctionnait ! Non seulement Tobias était ici en ville, mais en plus il n’était pas seul, Colin au moins était de la partie. À bien y réfléchir, ce dernier point n’était pas pour le rassurer. D’abord il le croyait mort et ensuite c’était une ordure de traître ! Comment Tobias et Ambre étaient-ils parvenus à s’en faire un allié ?
Le lit de Roger grinça quand il s’y jeta avec sa bouteille et Matt patienta, le temps que l’alcool fasse son œuvre.
La clameur qui provenait du rez-de-chaussée gagna peu à peu les étages à mesure que les soldats montaient, fin soûls. Puis le silence se fit.
Dehors, par la fenêtre, Matt vit que la plupart des lanternes étaient éteintes. Il n’y avait plus personne dans les rues.
Il attendit encore une heure, en luttant lui-même contre le sommeil, avant de passer à l’action.
L’oreille collée contre la porte, il entendit l’un des gardes soupirer, ils échangeaient quelques mots de temps en temps. Il fila à la fenêtre et l’ouvrit. Ils étaient au second étage, à plus de sept mètres de hauteur. Sans lame pour découper ses draps, il serait difficile d’improviser une corde assez longue.
Je verrai ça plus tard, ce qui compte c’est la chambre de Roger !
Matt se pencha pour chercher des appuis. Une fine corniche encadrait toute la façade, c’était jouable.
Il enjamba le rebord et se retrouva suspendu au-dessus du vide.
S’il n’a pas laissé sa fenêtre ouverte je suis fichu !
Il faisait chaud dans la grotte. Très chaud.
Avec le vin en plus, il aura eu besoin d’un peu d’air…
Matt rampait à la verticale sur un étroit rebord de pierre dont il n’avait aucune idée de la résistance.
Il pouvait voir la fenêtre de Roger.
Entrouverte.
J’y suis presque ! Encore un petit effort…
Son pied trébucha et pendant un instant il crut qu’il allait basculer mais son pouce gauche s’était enfoncé dans une petite anfractuosité et cela suffisait à le maintenir en équilibre précaire.
Il toucha enfin la fenêtre et se hissa à l’intérieur.
Roger ronflait sur son matelas, une bouteille de vin vide contre lui. La pièce était chichement meublée, Matt n’en avait pas pour longtemps. Il s’intéressa tout d’abord à l’armoire. Vide. Matt jeta un œil à ce qui servait de bureau, rien non plus.
Un plastron en cuir avec une besace gisait au pied du lit.
Bien sûr ! Ce document est tellement important qu’il ne s’en séparera pas !
Il s’empara de la boîte, un sourire de triomphe aux lèvres. Il ne pouvait l’emporter avec lui, les Cyniks changeraient tous leurs plans s’ils savaient qu’il y avait une fuite. Il fallait le lire et le mémoriser.
Matt ouvrit la boîte et déroula la feuille couverte de notes. Il se posta à la fenêtre pour bénéficier de la lumière d’une lanterne de la rue.
C’était bien une campagne sans précédent que Malronce s’apprêtait à lancer contre les Pans. Une conquête totale. Cinq armées. Plus de quinze mille soldats. Des chariots de guerre. Des armes et des armures à profusion.
Le plan de bataille y était détaillé, et Matt le relut plusieurs fois pour n’omettre aucun élément.
La Passe des Loups.
Les Cinq armées.
La manœuvre de diversion de la troisième armée.
La prise d’Eden.
Le ratissage pour faire tomber clan par clan.
Matt comprit soudain qu’il était inutile de poursuivre.
Les Pans n’avaient aucune chance. Même en sachant à l’avance ce qu’allaient faire les Cyniks, c’était un combat perdu.
Quinze mille hommes !
Eden était de loin la plus grande ville panesque, et combien étaient-ils ? Mille au départ, peut-être le double ou triple depuis, mais c’était bien insuffisant. Et même s’ils rassemblaient tous les clans, ils n’arriveraient jamais à la cheville d’un tel déploiement de forces.
C’était déjà le cas sur l’île Carmichael ! Et nous avons tenu bon !
Cette fois, il dut s’avouer que c’était différent. Cinq armées très bien organisées. Aucun moyen de rivaliser.
Nous pourrons fuir ! Si Eden est prévenu, les Longs Marcheurs alerteront tous les autres clans et nous pourrons partir encore plus au nord…
Mais jusqu’où iraient-ils ?
Matt ravala son désespoir, ce n’était pas à lui de juger pour les autres. Le plus urgent était de transmettre ces informations à Eden.
Une fois qu’il eut la certitude de bien connaître le plan, Matt s’empressa de ranger le document comme il l’avait trouvé et hésita en découvrant un long couteau.
Il pouvait lui rendre de précieux services pour fuir.
Mais Roger risque de comprendre que je suis passé par sa chambre ! Ils pourraient deviner que leur stratégie est compromise et la changer.
Il ne prit rien et abandonna même l’idée de fuir par la porte, les gardes étaient juste à côté.
De retour sur sa corniche, Matt avait perdu son assurance. Ses mains n’avaient plus la même sûreté et dans l’effort son corps lui faisait encore mal, pas totalement remis des coups reçus trois jours plus tôt. Il mit cinq longues minutes à rallier sa chambre et il transpirait abondamment quand il enjamba la rambarde.
La forme surgit de l’ombre d’un coup, fondant sur lui si rapidement qu’il n’eut pas le temps de se protéger ou même de reculer.
Les mains du conseiller spirituel s’abattirent sur ses épaules et le projetèrent contre le mur.
— Tu crois que tu peux nous échapper aussi facilement ? hurla-t-il, fou de rage. Que je n’ai pas verrouillé cet endroit avec mes hommes ? Ils sont partout ! Même dans la rue autour de l’auberge ! Alors la prochaine fois que tu joues au funambule, assure-toi que tu n’es pas repéré ! C’est une chance que tu ne sois pas tombé !
Six soldats remplissaient la petite pièce et aucun n’avait l’air ivre. Matt comprit qu’il n’avait vu que la partie émergée de l’iceberg.
Par chance, personne ne semblait se douter de ce qu’il était réellement allé faire.
— Nous allons doubler les gardes, assura un officier.
Roger arriva, réveillé par le bruit, l’expression à la fois inquiète et ensuquée.
— Ce sera inutile, vous partez avec le prisonnier ! révéla le conseiller. Puisque vous êtes sur pieds, rejoignez le funiculaire de suite ! Vous passerez le reste de la nuit à bord du Charon.
Cette fois, Matt réalisa qu’il n’avait plus aucun espoir de fuite par lui-même.
Pire, il venait de faire échouer le plan de ses amis.